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Avant-Propos

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                           ETRE ARABE AUJOURD’HUI

Avant-propos


                    Considérations sur un Printemps arabe




« Les Arabes doivent aujourd’hui faire un grand travail sur eux-mêmes, en eux-mêmes. Sortir de leur frustration, exprimer leur rage de se voir si impuissants, victimes incomprises, proies d’un ordre inique et partial, mais autrement que par le rêve de restauration d’un passé glorieux, autrement qu’en s’engouffrant dans le repli sur soi et le rejet des autres. Il faut sortir par le haut, c’est-à dire par le futur, ce qui n’impose nullement de s’oublier et de se renier, au contraire. Comment dès lors changer les choses ? En sortir ? Certainement pas en étant convaincu d’être au centre d’une conspiration planétaire relayée par nos régimes. Mais en se battant pour devenir acteurs, par la démocratie, par les droits et les obligations du citoyen, par le respect des libertés individuelles au premier rang desquelles la situation de la femme, ce baromètre infaillible au niveau de la liberté dans une société. »
Elias Sanbar[1].

Hommage à Samir Kassir

En 2005, alors que le monde arabe, déboussolé et traumatisé, se relève à peine des conséquences des attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington ainsi que de l’invasion de l’Irak en mars 2003 par les troupes américano-anglaises, est publié aux éditions Actes Sud Être arabe. C’est un livre d’entretiens où Elias Sanbar, rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes, et Farouk Mardam-Bey, directeur de la collection Sindbad chez Actes Sud, répondent aux questions du journaliste Christophe Kantcheff à propos de l’état du monde arabe[2].

À l’époque de la publication de cet ouvrage, j’étais journaliste au quotidien économique français La Tribune et j’ai recopié le passage ci-dessus pour le diffuser via Internet. Il s’agissait pour moi d’une véritable feuille de route, d’un manifeste, que tous les Arabes se devaient de lire et d’intérioriser. Ne plus se poser en victime, se prendre en charge, redevenir acteur de sa propre Histoire et regarder vers l’avenir en assumant pleinement ses droits et ses obligations au nom de l’aspiration démocratique. Voilà qui rompait avec les sempiternelles lamentations sur le sort injuste fait aux Arabes par leurs tyrans et l’Occident. Surtout, je trouvais que ces entretiens s’inscrivaient dans la même veine féconde et novatrice d’un autre livre fondamental pour la compréhension du monde arabe et pour la réfutation de ce qui serait son déclin immuable.

Il s’agit des Considérations sur le malheur arabe[3], un essai écrit par le journaliste et historien libanais Samir Kassir et publié en France quelques mois avant son assassinat à Beyrouth. Il m’arrive régulièrement d’en relire des passages non sans penser avec mélancolie à ce confrère au caractère entier qui a payé de sa vie son opposition à la domination syrienne sur le Liban. Aujourd’hui, je réalise que celui qui fut l’un des plus brillants éditorialistes du grand quotidien beyrouthin An-Nahar avait certainement compris que le monde arabe, trop longtemps malade de son incapacité à exister autrement que par une référence systématique à son glorieux passé, allait forcément s’éveiller et s’engager dans une nouvelle étape de son Histoire. Loin d’être un énième livre sur le mal-être des peuples arabes et sur leur incapacité à secouer le joug des dictatures, cet ouvrage contenait les arguments pour nous convaincre de la possibilité d’une renaissance.

« [Pour les Arabes], il ne s’agit nullement d’une impossibilité à être après avoir été, y était-il écrit. Si [leur] retour dans l’Histoire universelle a été possible, voici une quarantaine d’années [à l’heure des indépendances], rien ne devrait empêcher que leur sortie du malheur, le jour où ils cesseront d’être au centre d’un monde de crises, les réconcilie avec l’esprit de synthèse qui a été la marque de fer de leur longue histoire. »

Samir Kassir a été perspicace. Cet éveil tant attendu, cette intifada, cet « uprising », au sens où les peuples arabes ont relevé la tête en n’acceptant plus l’humiliation et l’arbitraire imposés par leurs dirigeants, ont fini par arriver. Depuis l’auto-immolation par le feu d’un jeune vendeur de fruits et légumes tunisien en décembre 2010, un vent de contestation sans égal souffle sur le monde arabe qui vit là un moment critique de son histoire. Des despotes sont tombés et d’autres répondent par une violence inouïe aux revendications démocratiques de leurs peuples, sans oublier ceux qui se dépêchent de concéder quelques réformes symboliques et une poignée de subventions pour rester au pouvoir ou sur le trône. À l’heure où j’écris ces lignes, personne ne sait jusqu’où ira ce souffle du changement. Il est clair que rien n’est encore joué. Il est même possible que certaines expériences de transition politique tournent court ou bien débouchent sur le chaos. Mais le pire n’est pas forcément à craindre et il n’est pas interdit d’espérer, voire même de penser que ce sont peut-être la démocratie et l’État de droit qui sont au bout du chemin.

Le Printemps des peuples arabes

En tout état de cause, plus rien ne sera comme avant. Ce qui se passe des rives de l’Atlantique à celles du Golfe arabo-persique est un précédent majeur qui mérite d’être appelé Printemps arabe. On l’aura compris, c’est une analogie avec le grand élan révolutionnaire qui a secoué l’Europe en 1848 et qui a modifié la carte politique du Vieux Continent issue du Congrès de Vienne et de la chute de l’Empire napoléonien en 1815. Ce mouvement, parti de France en février 1848 avec le renversement du roi Louis-Philippe et la proclamation de la IIe République, a été appelé Printemps des peuples européens car il a profondément ébranlé les autres monarchies européennes et dessiné de nouvelles exigences démocratiques qui allaient perdurer jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale[4].

Certes, ce mouvement d’émancipation n’a pas mené tout de suite ni à la démocratie ni même à la liberté et à la remise en cause d’ordres anciens et inégalitaires. En France, la « République du peuple » telle qu’elle fut célébrée par Lamartine a vite été balayée par « le parti de l’ordre et des possédants », tandis que l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte a conduit au Second Empire. Quant aux espérances d’indépendance ou d’unité des peuples italien, hongrois ou allemand, elles ont dû attendre plusieurs décennies pour se concrétiser. De même, ce bouillonnement démocratique et républicain n’a pas empêché les horreurs de la première moitié du XXe siècle. Mais il reste qu’il a semé la graine de l’espérance démocratique[5]. Le Printemps des peuples européens reste l’une des plus belles pages de l’Histoire de France et d’Europe. C’est un moment où les principes universels des Lumières, dont la liberté et l’égalité, ont été davantage affirmés qu’en 1789.

Que d’acquis ! L’abolition de l’esclavage et l’instauration du suffrage universel (pour les hommes du moins), l’abolition du travail de nuit pour les moins de 16 ans mais aussi l’importance accordée à la liberté d’expression (comme en témoigne la véhémente campagne de presse menée par Victor Hugo contre la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à l’élection présidentielle de décembre 1848). Le Printemps des peuples européens a été une révolution non seulement sociale et politique, mais aussi intellectuelle. Partout en Europe, il a fixé un cap, un horizon à atteindre. Je suis persuadé que les événements qui agitent aujourd’hui le monde arabe relèvent de la même logique. Le temps postcolonial se termine et, avec lui, celui des désenchantements nationaux.

Après avoir recouvré leurs indépendances, les pays arabes, dont l’Algérie, mon pays natal, avaient en effet été incapables de bâtir des sociétés modernes, égalitaires, où la justice et la liberté seraient garanties pour tous, sans distinction de genre ou de religion. Nombre d’entre eux étaient devenus des dictatures impitoyables célébrant un culte archaïque de la personnalité et instillant la peur et l’obligation de délation dans tous les foyers. Ces dictatures dynastiques ont peu à peu perdu de leur légitimité interne, ne subsistant que grâce au soutien militaire, financier et diplomatique d’un Occident soucieux de préserver ses intérêts économiques et obsédé par la nécessité de contrer la menace islamiste. Le monde arabe était politiquement mort depuis quarante ans, incapable de faire entendre sa voix ou de peser sur son destin.

Mais, aujourd’hui, une nouvelle ère commence : Tunisiens, Égyptiens mais aussi Libyens, Bahreïnis, Syriens, Algériens, Jordaniens, Yéménites ou Marocains savent que la liberté n’est plus une chimère. Même si elle est lointaine, ou encore difficile à atteindre, elle n’est plus recouverte par les brumes opaques de la résignation et de cette haine de soi que fait naître la dictature chez tout être humain. Le Printemps arabe ne fait que commencer et son champ des possibles est immense. Bien sûr, les tyrans qui sont encore au pouvoir vont exercer davantage de violence et commettre bien des horreurs pour ne pas être emportés par le vent de l’Histoire. Bien sûr, il y aura des régressions, des guerres civiles et des coups d’État militaires. Mais il est des défaites qui préparent la victoire. Proclamer dès à présent, avec dépit et résignation, l’échec du Printemps arabe est tout simplement prématuré, comme l’a si bien écrit le journaliste et essayiste Jean-Claude Guillebaud[6].

« Les balles franquistes qui tuèrent Federico Garcia Lorca le 19 août 1936 près de Grenade n’ont jamais fait taire ses poèmes. Notamment ce vers où Lorca, évoquant la politique, suggère aux poètes de “plonger dans la glaise jusqu’à la ceinture pour aider ceux qui cherchent les lys”. Les tracts-lys qui furent distribués hier à Tunis ou au Caire ou le sont encore aujourd’hui, de Benghazi à Damas en passant par Sanaa, auront la même fonction (fécondatrice) que le Canto jondo (chant profond) andalou de Lorca. Ils habitent désormais la conscience du monde et nous interdisent de parler d’échec ou de “reprise en main”. »

Le livre d’un arabe à l’identité multiple

Cet ouvrage est un essai de réflexion sur les raisons et l’avenir possible de ce bouleversement majeur, qui fait renouer les peuples arabes avec l’espérance démocratique. J’ai préféré l’écrire à la première personne[7], car je ne peux nier le fait que ces événements me concernent et que je ne les vis pas uniquement à travers le prisme du journalisme, profession que j’exerce depuis deux décennies. Né et ayant vécu la majeure partie de ma vie en Algérie, de père algérien et de mère tunisienne, je revendique mon appartenance au monde arabe dans son acception la plus large, c’est-à-dire une sphère d’identités multiples, concentriques, reliées entre elles par des liens linguistiques, culturels, historiques et religieux.

Je suis arabe mais je suis aussi berbère, comme l’est la grande majorité des habitants du Maghreb central. Si je le précise, c’est que j’ai bien conscience que la revendication d’appartenance au monde arabe est délicate dans un contexte où la question de l’identité algérienne, voire maghrébine (car cette question se pose aussi pour les Marocains), est loin d’être réglée en raison de l’antagonisme entre arabophones et berbérophones. Être berbéro-arabe – puisque telle est à mon sens la définition la plus juste de l’identité algérienne – et revendiquer sa propre part d’amazighité (l’identité berbère) ne m’empêche pas de me réclamer aussi d’un monde qui va du Maroc au sultanat d’Oman et dont l’héritage culturel et religieux mais aussi politique est d’une richesse immense.

L’emploi de la première personne est aussi une manière de montrer que je n’entends surtout pas tomber dans le piège de l’essentialisme. Je parle en mon nom propre mais je suis tout de même persuadé que nombreux seront les Arabes, d’où qu’ils viennent et où qu’ils soient, qui se reconnaîtront dans mon propos et mes analyses. J’ajoute à cela que je ne suis pas un chantre de l’union arabe ou un militant forcené de l’arabisme. Exception faite du Maghreb central, où, à mon avis, un rapprochement entre l’Algérie, le Maroc et la Tunisie fait sens à cause de la parenté de leurs peuples, je ne crois pas aux discours unionistes. C’est d’autant plus vrai que ces envolées plus ou moins lyriques ont toujours été démenties par l’hypocrisie des chauvinismes nationaux et par les ambitions démesurées de dirigeants peu désireux de partager leurs pouvoirs.

Pour moi, le temps de Nasser est bel et bien révolu et, avec lui, celui des rêves d’un monde arabe entièrement réunifié et soudé autour d’un seul projet politique[8]. Mais, dans le même temps, cela ne m’empêche pas d’éprouver un fort sentiment d’appartenance et de solidarité panarabe. Je me considère chez moi dans tout le Maghreb. À Marrakech, on me prend souvent pour un Baïdaoui (habitant de Casablanca) ou, plus souvent encore, pour un Oujdi (habitant d’Oujda). À Tunis ou à Sfax, je peux très bien passer pour quelqu’un du Sud tunisien ou de la région centrale du Kef. Au Caire, comme à Damas ou même à Mascate, une fois passé le contrôle tatillon de la police aux frontières, je me sens en visite chez des parents plus ou moins éloignés mais toujours accueillants. Je fais alors partie du pays. J’y comprends et j’y partage les attentes et les émotions de ses habitants.

En mai 1991, j’ai passé quelques jours dans le petit village montagnard de Mashta al-Helou en Syrie. Un matin, pour une raison que j’ignore encore, ordre fut donné à tous les étrangers de quitter l’hôtel où je résidais. Je ne me suis pas senti concerné et quand, dans la soirée, deux policiers en civil sont venus frapper à la porte de ma chambre pour m’intimer l’ordre de déguerpir, je n’ai rien trouvé d’autre à dire que « ana djazaïri, idhane sûri », je suis algérien donc syrien. Non seulement, cette phrase a faire rire aux éclats ces représentants de l’ordre mais elle m’a permis de prolonger mon séjour et de bénéficier du tarif avantageux réservé aux seuls clients syriens…

Dans le même temps, ce livre est aussi celui d’un franco-maghrébin, ou de manière plus large d’un euro-maghrébin, voire d’un euro-arabe ou même, comme je l’ai vu écrit sur certains forums électroniques, d’un « eurabe ». C’est l’ouvrage de quelqu’un qui vit en France depuis le milieu des années 1990 et qui n’a eu de cesse d’ausculter et d’analyser – en les vivant souvent au quotidien, et parfois dans la difficulté ou le désarroi – les différends et les incompréhensions entre l’Occident et le monde arabe. C’est pourquoi je m’adresse tout autant à un lectorat arabe que non-arabe en espérant que mon point de vue et mes analyses contribueront à lever les malentendus et à résorber les ignorances réciproques.

Enfin, cet ouvrage est bien entendu celui d’un journaliste-reporter, d’un chercheur qui s’est souvent rendu au Maghreb, au Machrek et au Khaleej (Golfe). En m’emmenant des montagnes de l’Atlas marocain ou du Sinaï aux ports de Sohar et d’Aqaba, en passant par les camps palestiniens du Nord-Liban, les bidonvilles de Casablanca ou les hôtels cossus de Dubaï, chacun de mes reportages sur la vie quotidienne des Arabes m’a apporté son lot d’observations sur l’archaïsme des systèmes politiques en place, tout comme leur échec quasi-général et la désespérance qu’ils engendraient. À chaque fois ou presque, je faisais le même constat. Partout régnaient le manque de liberté, l’humiliation, ainsi que la peur, parfois irrationnelle mais ô combien compréhensible, des moukhabarates, les services de sécurité.

J’ai en tête des dizaines d’exemples et, puisque je viens de parler de la Syrie, je souhaite évoquer une autre anecdote relative à ce pays et dont le souvenir m’est bien plus douloureux que celui de mon séjour à Mashta al-Helou. C’était à Damas, en mars 1995. Je déambulais dans la vieille ville avec un guide et son fils, étudiant en lettres modernes, qui se destinait à une carrière d’écrivain. Sur une petite place, non loin de l’ancien quartier juif, des collégiens se sont mis à hurler « Bachar, ya Bachar ! Haya lil’âmali ! » (Bachar, ô Bachar, il est temps de se mettre au travail.) C’était la chanson générique d’un dessin animé célèbre dans tout le monde arabe, mettant en scène une abeille nommée Bachar. Il faut se souvenir que la Syrie était encore dirigée par Hafez al-Assad et que son fils Bachar faisait déjà figure de successeur.

Le chant des collégiens, insolent mais bon enfant, nous a fait sourire, mes accompagnateurs et moi, jusqu’à ce que surgissent plusieurs hommes en civil, matraques télescopiques à la main. Les coups, d’une rare violence, ont commencé à pleuvoir et la petite bande, terrorisée et en sang, s’est dispersée en hurlant de douleur. Nous avons assisté en silence à cette scène qui n’a duré que quelques minutes. Interdits, nous partagions le même sentiment d’impuissance et la même colère. Nous étions frères en terre d’arbitraire car cela aurait très bien pu se passer à Alger, à Tunis, au Caire ou à Bagdad.

Je n’ai pas vu venir la Révolution

Le Printemps arabe ne va pas cesser d’être ausculté mais si l’on a un minimum d’honnêteté, il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles personne ou presque ne l’a vu venir. Ni les diplomates ni les politologues, et encore moins les journalistes, n’ont été capables de prédire cet événement majeur. Pourquoi ? En ce qui me concerne, je pense que je m’étais habitué au caractère résilient des dictatures. Pour m’être si souvent enthousiasmé par le passé et avoir ensuite déchanté, je ne me suis pas rendu compte que ma vision commençait à être empreinte de cynisme et de scepticisme. Ainsi, quand le mensuel Afrique Magazine, auquel je collabore, a publié à l’automne 2010 un dossier sur les bloggeurs et bloggeuses tunisiennes – dont plusieurs ont été arrêtés par la suite pendant les événements de janvier 2011[9] ! –, je n’y ai accordé qu’une attention polie, doutant de la capacité de ces acteurs à ébranler la dictature de Ben Ali et, même, d’être capable de déjouer les tentatives de récupération que cette dernière n’hésiterait pas à déployer.

Qu’il s’agisse de l’Algérie ou d’autres pays arabes, je ne pense pourtant pas avoir fait preuve d’indulgence à l’égard des pouvoirs. Je n’ai jamais cru en leurs intentions « sincères » en matière de démocratisation ou d’ouverture du champ politique, et je ne cesserai jamais de dénoncer leurs turpitudes et de plaider pour les droits des peuples. Mais, trop habitué à suivre et à commenter les dérives d’une opposition fragmentée et impuissante, j’ai fini par intégrer l’idée de l’échec programmé de toute tentative de remise en cause du système en place. Surtout, je n’ai pas suffisamment prêté attention aux « signaux faibles ». Qu’il s’agisse du mouvement social égyptien qui a débuté en 2006, ou de celui de Gafsa en Tunisie en 2008, voire encore des premières immolations par le feu au printemps 2010, toujours en Tunisie, j’ai à chaque fois suivi cette actualité en la comprenant comme une énième preuve du sort difficile des peuples arabes et non comme un évènement qui pourrait amener la Révolution.

Cette vision pessimiste des choses a été renforcée chez moi par une autre réalité. Si je n’ai pas vu venir la Révolution, c’est aussi parce que le monde arabe souffre d’un défaut de couverture médiatique. Bien sûr, je regarde Al-Jazeera. Certes, je passe mon temps à sillonner cette région, mais je ne cesse de perdre des sujets en route, n’ayant pas la possibilité de les approfondir faute de publication possible. Que de matière perdue, que de thèmes de reportage ignorés ou remisés à plus tard… À mon arrivée en France en 1995, j’ai très vite compris que si je souhaitais continuer à faire mon métier de journaliste, il valait mieux que je me trouve d’autres champs d’investigation. Quand la demande n’existe pas et qu’on est forcé d’élargir son intérêt à de multiples régions, on est forcément moins attentif aux évolutions de fond. On néglige les informations qui viennent du Delta du Nil ou du cyberespace tunisien.

De plus, tout sujet novateur qui irait à l’encontre du ressenti général n’est pas simple à imposer. Jusqu’à janvier 2011, il était difficile de parler du monde arabe autrement qu’en choisissant les angles convenus (islamisme, terrorisme, sort des femmes, crise économique…). C’est d’autant plus vrai que le journaliste en France doit aussi lutter contre l’image générale de cette région, diffusée par des experts médiatiques qui se pensent omniscients, capables de discourir sur les montagnes afghanes avant de passer à l’Algérie pour ensuite analyser la situation libanaise ou la crise politique mauritanienne, et cela toujours sous le même prisme de la menace islamiste. Qu’importe si certains de ces spécialistes sont incapables de parler arabe, ou du moins de le lire (imagine-t-on un spécialiste de la Chine ne pratiquant pas le mandarin ?), ce sont eux qui donnent le « la » pour le choix des sujets médiatiques. Comme l’explique le journaliste Dominique Vidal, « certains intellectuels se spécialisent dans un petit segment de la réalité. À tel point qu’ils font penser à cette expression allemande très imagée : les Fachidioten, autrement dit les “idiots spécialisés” qui empêchent toute vision et pensée globale[10]. »

Pour être franc, je dois aussi avouer qu’à la longue, mes reportages dans le monde arabe m’ont rendu impatient. « Ça n’avance pas et ça ne fait qu’empirer », disais-je à chacun de mes retours à Paris. Petit à petit, je me suis laissé envahir par la distanciation et le désintérêt : c’était la seule façon de m’immuniser contre le mal-être arabe. C’est pourquoi ce livre est une manière de renouer avec un monde où plongent mes racines. Désormais, mon état d’esprit est bien moins sceptique que par le passé mais il reste encore prudent voire peptimiste ou pessoptimiste – c’est-à-dire à la fois pessimiste et optimiste –, pour reprendre les termes de l’écrivain israélien arabe Émile Habibi[11]. Et seul le temps dira de quel côté la balance va pencher.

Genèse, enjeux et ennemis du Printemps arabe

Cet essai entend donc à la fois analyser les causes profondes du Printemps arabe et examiner, sous des angles thématiques, les changements que celui-ci pourrait induire, mais aussi ce qui est susceptible de conduire à son échec. Le premier chapitre est un préambule qui revisite les premiers et grands moments des révoltes tunisienne et égyptienne grâce auxquelles le souffle du changement s’est propagé dans presque tout le monde arabe. Je me pencherai ensuite sur les causes profondes de ces évènements, en revenant tout d’abord sur la grande raison structurelle: l’humiliation aux multiples facettes infligée aux peuples arabes par leurs dirigeants. C’est en effet elle qui détermine la nature essentielle de ce Printemps puisque les révoltes populaires ont été menées avant tout au nom de la dignité.

Mais cette humiliation n’est pas l’unique explication. D’autres facteurs ont provoqué ou accéléré cet éveil que personne n’a vu venir. J’insiste beaucoup sur l’exigence grandissante du droit aux droits, cette revendication universelle étant le préalable à toute démocratisation du monde arabe. On peut également citer le ras-le-bol généralisé contre les ambitions dynastiques des dirigeants et l’avidité sans limites de leurs proches, le rôle précurseur des activistes des droits de la personne humaine, celui – décisif – des cyberactivistes, sans oublier l’influence majeure de la chaîne de télévision Al-Jazeera dans l’avènement et la diffusion des revendications démocratiques.

J’ai aussi souhaité m’intéresser aux enjeux de ces révolutions et aux questions qu’elles auraient à traiter, en commençant par la religion. À mon sens, l’islamisme politique demeure la principale menace susceptible de faire échouer cette marche vers la démocratie. Je ne nie pas la possibilité de la sécularisation de nombre de courants persuadés que « l’islam est la solution » alors qu’hier encore, ils s’opposaient à la démocratie ou en avaient une vision très restreinte. Mais je reste persuadé que la démocratisation ne peut être pérenne sans une renaissance de la pensée islamique et une adaptation des textes coraniques au monde moderne.

Aujourd’hui encore, cette exégèse est durement combattue par le très influent wahhabisme saoudien, idéologie rétrograde qui se diffuse largement grâce aux pétrodollars, et dont se nourrissent nombre de courants extrémistes. Je pense aussi qu’il est impossible d’envisager la réussite du Printemps arabe sans que n’ait lieu un changement majeur de la situation des femmes arabes. C’est pourquoi je m’attache à montrer que la révolte des peuples et la chute des tyrans ne signifie pas forcément que la bataille pour l’amélioration de la condition de la femme arabe sera facilement gagnée. Et cela y compris dans un pays comme la Tunisie, qui fait figure de modèle dans le monde arabe en matière de droits de la femme.

Après les questions religieuse et sociale, il me faut aborder un autre enjeu crucial du Printemps arabe, à savoir le défi économique posé aux pays qui s’engagent dans une transition démocratique. Quel modèle ces derniers peuvent-ils adopter, voire inventer ? Comment vont-ils financer leur développement ? Dans un monde marqué par le triomphe des thèses néolibérales, à peine remises en cause par la crise financière de 2008, le risque est grand de voir la Tunisie ou l’Égypte opter pour des politiques économiques qui aggraveront les inégalités sociales et qui, au final, saperont les fondements de leur démocratie naissante.

Je terminerai cet ouvrage sur un ton prospectif, en m’interrogeant sur l’évolution des rapports entre le monde arabe et l’Occident (plus particulièrement la France). Pour triompher, le Printemps arabe doit en effet, selon moi, se nourrir de ce que l’Occident a de mieux à offrir en matière de réflexions philosophiques, mais aussi politiques, pour penser un monde plus juste, moins pollué et moins soumis aux errements des marchés financiers. Certes, le passif est lourd et il sera difficile d’oublier que nombre de gouvernements occidentaux ont accueilli avec froideur, pour ne pas dire avec hostilité, les révoltes arabes. Mais, pour avancer, les Arabes doivent cesser de ne voir dans l’Occident qu’un acteur machiavélique mû par ses intérêts et des desseins impérialistes.

Au terme de cet essai, j’aurais souhaité convaincre mes lecteurs d’abandonner ce que je considère comme étant la pire régression des mentalités du monde arabe. Il s’agit d’en finir une bonne fois pour toute avec le mythe de l’homme providentiel. C’est la condition pour qu’à terme de nouveaux tyrans et dictateurs ne ressurgissent pas pour détruire les promesses démocratiques du Printemps arabe.




[1] Être arabe, Entretiens avec Christophe Kantcheff, Farouk Mardam-Bey et Elias Sanbar, Actes Sud/Sindbad, 2005.
[2] Elias Sanbar est un historien, poète et essayiste palestinien. De lui, on peut lire le Dictionnaire amoureux de la Palestine (Plon, 2010) et Palestine, le pays à venir (L’Olivier, 1996). Il a aussi traduit les poèmes de Mahmoud Darwich dont La Terre nous est étroite et autres poèmes, 1966-1999 (Gallimard, 2000). Farouk Mardam-Bey est un bibliothécaire, historien et éditeur franco-syrien. Parmi ses livres, on peut citer Le droit au retour. Le problème des réfugiés palestiniens (Actes Sud, 2001) et Sarkozy au Proche-Orient (Actes Sud, 2010).
[3] Actes Sud/Sindbad, 2004. Samir Kassir (1960-2005) est aussi l’auteur d’un ouvrage de référence sur la capitale libanaise, Histoire de Beyrouth (Fayard, 2003).
[4] Après trois jours d’émeutes à Paris, la chute de la monarchie françaisele 24 février 1848 provoque des soulèvements en Autriche, en Hongrie, dans la péninsule italienne et, dans une moindre mesure, en Grande-Bretagne, au nom de l’unité nationale. À Vienne, l’empereur Ferdinand Ier de Habsbourg concède une constitution libérale, ce qui encourage les peuples allemand et hongrois à demander leur indépendance.
[5] Pour une analyse du Printemps arabe et de ses similitudes avec d’autres événements historiques, lire Le 89 arabe de Benjamin Stora, entretiens avec Edwy Plenel, Stock, 2011.
[6] « Le “chant profond” du printemps arabe », Le Nouvel Observateur, 21 avril 2011.
[7] J’ai déjà adopté cette approche dans Un regard calme sur l’Algérie, Seuil, 2005.
[8] Gamal Abdel-Nasser (1918-1970) a été le deuxième président de la République d’Égypte (1956-1970). Fondateur du Mouvement des officiers libres qui a déposé le roi Farouk en juillet 1952, il est considéré comme l’un des plus, sinon le plus, importants hommes politiques du monde arabe contemporain. Outre de grandes réformes (nationalisations, réforme agraire, droit à l’éducation pour tous les Égyptiens) et une modernisation à marche forcée de son pays, Nasser a surtout été le grand inspirateur de tous les mouvements nationalistes arabes et panarabes.
[9] Tunisie, la next génération, novembre 2010.
[10] « Le Printemps arabe est une intifada », propos recueillis par Henrik Lindell, Témoignage chrétien, 2 juin 2011.
[11] Les aventures extraordinaires de Saïd le peptimiste, Gallimard, 1987.

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